Les adorateurs du soleil avaient plus de bon sens
que nous. Ils vénéraient quelque chose d’organique et de nécessaire à la chair
et aux os. Nous plaçons notre foi dans l’Etat. Jour après jour le monde moderne
confirme le Grand Inquisiteur de Dostoïevski dans son observation de l’homme.
De l’autre côté de l’Allemagne, de la Russie, de l’Italie, les hommes prennent
le pain pour la liberté, « le miracle, le mystère et l’autorité »
pour la foi, et le césarisme pour « l’état universel ». Nous faisons
face à ce monde dans la terreur, mais nous ignorons, subtilement,
pathétiquement, - et notre apologiste,
l’Inquisiteur, l’ignore : même lui - cette alternative - le poids effrayant du libre choix de
l’individu dans la connaissance du bien et du mal. La guerre de notre temps
n’est pas la Démocratie contre le Fascisme, l’Eglise contre le Communisme, mais
l’autorité de l’Homme contre l’autorité de l’Etat. L’Inquisiteur est dans le
vrai - l’homme trouve plus facile
d’abandonner son autorité, d’abord à l’Eglise, maintenant à l’Etat. Mais
toujours il l’abandonne à son propre péril et à sa propre destruction. Son
corps et son esprit meurent. Aujourd’hui l’homme est horrifié par l’odeur de
ces deux corruptions.
Notre voie est la voie Karamazov. Comme pour le
vieux Karamazov, « tout est permis ». Dostoïevski sentait avec
crainte la désintégration dans l’homme
et dans la société. Soixante-dix ans auparavant il a vu notre monde se détourner de l’homme pour
l’état et il a rendu compte, dans ses romans
et dans Le journal d’un écrivain , d’une vision contraire de la vie. Par
son « maudit questionnement » il a prophétiquement anticipé,
interrogé et cherché pour répondre aux grandes questions dans lesquelles nous
sommes perdus. Aucun homme mieux que Dostoïevski n’a jamais su le pouvoir de dispersion des
hommes et leur volonté de violence. Infiniment conscient de l’étendue et de la
profondeur de la nature de l’homme, il admettait le besoin de la discipline. Il
ne l’a pas cherchée, comme nous l’avons fait, en dehors de l’homme. Dostoïevski
plaçait sa foi en l’homme ; ses exigences, il les posait à
l’homme-individu.
Dostoïevski acceptait l’éthique du Christ. Le
Christianisme est aussi essentiel à son travail que l’était le Catholicisme
pour celui de Dante. C’est un Christianisme passé au crible du feu par l’un des
plus grands esprits humains, forgé à nouveau dans la conscience créative d’un
artiste exceptionnel, et restitué à l’homme comme une arme. Dostoïevski a fait
pour le monde moderne ce que le Christ a fait pour les romains : il a
redonné à l’homme son autorité, et à travers le Christ, il lui a offert les
moyens de l’exercer. Lui-même n’accomplit cette re-conception dynamique qu’en
luttant comme Jacob avec l’Ange. Il écrit dans un de ses carnets :
Ce n’est pas dans l’enfance que j’ai appris à croire en Christ et à confesser sa foi. Mon Hosanna a surgi d’une énorme fournaise de doute.
« La légende du Grand Inquisiteur » est le
testament du combat. Après le sien, Jacob s’est immobilisé sur ses jambes. Regardez
dans le visage de Dostoïevski, dans le portrait de Perov, peint pendant qu’il
travaillait aux Possédés. On voit un stigmate sur la tempe, la joue et
la bouche sont écorchées. La marque est là, et la grâce. La peau délicate et
les yeux attestent hosanna. Une femme dans le bureau du magazine vit ce même
visage une nuit de juin se tourner vers le doux ciel d’été comme il l’assurait
de croire quelle gloire et quel tourment c’était de parler aux gens des mondes
souterrains. Ses bras faisaient fuir les cieux, ses yeux renversaient les autels, brisant les chaînes, hurlant : "vers d'autres mondes". Appelez-le Israël. Les possédés inclut cette
magnifique remarque, étrange, mécomprise :
Si quelqu’un pouvait prouver que le Christ est en dehors de la vérité, et si la vérité excluait vraiment le Christ, je préfèrerais rester avec le Christ, et pas avec la vérité.
De Dresde, en 1870, pendant la gestation des Possédés , il
confesse à Maikov :
La question principale par quoi, consciemment ou inconsciemment, j’ai été tourmenté toute ma vie, c’est l’existence de Dieu.
Dans cette faim de l’esprit de l’homme, sont liées toute sa
croisade contre le libéralisme et la science du 2 plus 2 égale 4, et toute sa
quête du Christ.
Les Possédés a soulevé plus de questions qu’aucun autre roman, et quelles que soient
les réponses qu’on ait données, posez seulement la question du succès de
Dostoïevski avec ses forces et avec sa conception du monde. De plus en plus
d’attention a été donnée aux Possédés dans les récentes années,
peut-être juste parce que Dostoïevski y traite de choses à quoi nous faisons
face, nous et nos Etats - la révolution et les agents
de la révolution. Le livre a été publié en 1872, donc au milieu de sa carrière
de maturité, après Crime et Châtiment et L’Idiot, et avant L’Adolescent et Les Frères
Karamazov. Ses contemporains, libéraux comme radicaux, rejetèrent le
traitement de la révolte sociale dans le livre comme étant anachronique et
criminelle. Aujourd’hui on la trouve conservatrice ou réactionnaire.
Stavroguine demeure autant une énigme que la dialectique dostoïevskienne de la
révolution. Et Les Possédés continuera
à être un échec et un puzzle, deux livres au lieu d’un, un pamphlet politique
et un roman philosophique, juste aussi longtemps que nous refuserons de prendre
au sérieux dans notre propre monde l’identité inéluctable du mal personnel et
du mal social. Parce que c’est précisément cette identité que Dostoïevski
considérait comme absolue, gouverné comme il était par l’esprit : pour
lui, les abus commis sur l’homme dans la société sont les mêmes que ceux commis dans sa solitude. C’est tiré de ce concept que Les Possédés a
été écrit, et en lui se tient le secret de l’unité du roman, celui qui soude ensemble l’histoire de Stavroguine à l’étude de la révolution.
Les Possédés, c’est le Sodome et Gomorrhe de Dostoïevski : tout est laissé
désert. C’est une tragédie sanglante sans rédemption. Pensez à la violence de
la mort qui culmine à la fin du livre - tous, comme un groupe de
pourceaux, dégringolent dans un lieu escarpé, et sont violemment précipités dans le lac et foudroyés. Seul
Satan reste vivant pour mener le monde : Pierre le conspirateur vit. Mais
Chatov est assassiné, tout comme la Boiteuse et son Falstaff de
frère pochetron ; Kirilov c’est un suicide, Lisa est sauvagement battue,
La femme et l’enfant de Chatov sont morts, et Stavroguine, le citoyen du Canton
d’Uri, se trouve là au bout d’une corde derrière la porte. Tous, tous noyés
dans un lac de sang. Une tragédie parfaitement horrible, contre quoi monte la voix seule d’un vieil homme faible et tout
seul pour mourir, Stéphane Trophimovitch.
Nous sommes, également, aussi perdus que les personnages de
Dostoïevski. Comme eux nous sentons que nous sommes possédés par les démons.
Nous captons la présence du mal de façon si fine que nous reconnaissons
instantanément notre propre peur d’humain dans le cœur des allemands quand
nous apprenons qu’ils ne réfèrent jamais à Goebbels par son nom, mais parlent
toujours de lui comme « der kleine Teufel ». Nous sommes allés
tellement plus loin que le monde contemporain de Dostoïevski que nous n’avons
pas besoin de la parabole de Luc sur le Démon de Gadre, comme il en avait pour
créer son symbole et son titre. Notre
Démon de Bavière est vivant et actif et c’est un fait palpable à quoi les
radios de minuit et tous les journaux du
matin nous confrontent. Et nous le sentons, bien que nous ne pouvons pas,
peut-être n’osons pas, nommer d’autres démons, des hommes avec des parapluies,
des hommes avec des mitres, des hommes avec des flingues. Mais ce que nous ne
savons pas, c’est comment exorciser nos démons, comment nous sauver de la
destruction que Dostoïevski visite dans ses possédées.
Pour Dostoïevski les réponses se tiennent à plus de profondeur que pour
les Hitler et les Goebbels. Dans Les Possédés il a traité de tels démons
dans la personne de Pierre Verkovensky et ses conspirateurs, et il a beaucoup
anticipé sur la connaissance que nous ont imposée les événements des années
depuis la première guerre mondiale et de l’année de la guerre de maintenant.
Par exemple, dans la personne et le « système » de Chigaliev, Dostoïevski
montrait l’autoritaire nécessité de tout étatisme :
Parti d’une liberté sans limites, j’arrive à un despotisme sans limites… Tout doit être réduit à un dénominateur commun. Egalité parfaite… Soumission absolue – pas d’individualité ou quoi que ce soit. Tous les esclaves sont égaux dans leur esclavage… La première chose à faire est de baisser le niveau d’éducation, de la science, et des capacités.
Et Dostoïevski a vu un autre visage de l’état révolutionnaire moderne - ses revendications religieuses.
L’archi-conspirateur Pierre s’écrie : « Une nouvelle religion arrive
pour remplacer la vieille ». Dostoïevski a perçu de façon profonde que, maintenant, c’est finalement l’homme et non l’état qui est attaqué. Pour lui,
seul un nivellement hideux de l’homme peut venir quand une révolution s’établit
« sur les bases de la science et de la raison ». Ce qu’il a compris
et ce que nous savons, c’est que l’état révolutionnaire moderne dénie la
dignité et la valeur de la personne
humaine. Il ne naît que de la destruction de l’individu. Et alors Pierre
Verkovensky a raison quand il appelle « honte d’avoir une quelconque opinion
sur la propre opinion de quelqu’un » l’élément le plus important de la
révolution, « le ciment qui tient tout ensemble ». La révolution
arrive au succès, et les agents de la
révolution du type de Pierre Verkovenski ou Hitler, quand l’homme s’abandonne
lui-même.
C’est ce résultat que Dostoïevski nous peint. La
désintégration de la société est une conséquence de la désintégration de
l’homme et non une cause. Il a porté son attention sur les ennemis de l’homme,
pour la pousser à l’homme lui-même. Pour Dostoïevski le vrai danger n’est pas
dans les démons hors de nous. Ce n’est pas de la révolution ou des
révolutionnaires dont Dostoïevski a peur, mais de la prostration de l’homme, à
partir de quoi tissent et grandissent les Verkovensky et les Chigaliev, les
Hitler et les Staline. Donc, dans Les Possédés, ce ne sont pas les
conspirateurs qui dominent mais les victimes.
(1940)
--
Traduction de 2003.
Article extrait de Charles Olson, Collected Prose, University of California Press, 1997, p 126-134.
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